Apparus au début des années 2010, les orchestrateurs de paiement proposent des plateformes qui regroupent en un même endroit tous les prestataires de services de paiement et les banques acquéreuses d’une entreprise. Leur promesse ? Offrir des passerelles de paiement optimisées, améliorer les taux d’acceptation, réduire les coûts et simplifier la réconciliation. Essaimant désormais en Europe, ces acteurs séduisent un nombre croissant de e-commerçants français. Mais derrière la tendance, quelles performances réelles ?
Entre les hautbois, les clarinettes, les contrebasses, les trombones, les violons ou encore les timbales, tout orchestre a besoin d’un chef pour coordonner l’ensemble et parvenir à une copie la plus mélodieuse possible. Dès lors, pourquoi n’en irait-il pas de même pour un e-commerçant qui non seulement s’appuie sur plusieurs partenaires financiers pour mener à bien ses opérations d’encaissement (pay-in) et de reversement (pay-out), mais qui propose aussi à ses clients une panoplie toujours plus vaste de solutions de règlement ?
Partant de ce postulat, une typologie d’acteurs a commencé à émerger au début des années 2010, d’abord en Amérique du Nord, puis en Asie, avant de gagner progressivement l’Europe. Dénommés « orchestrateurs de paiement » ou « plateformes d’orchestration de paiement » (payment orchestration platform, POP), ces solutions visent à unifier l’infrastructure de paiement pour en améliorer à la fois la performance opérationnelle et la rentabilité financière en regroupant sur une interface unique les passerelles de paiement, les prestataires de services de paiement (PSP) et les banques acquéreuses d’une entreprise.
Des perspectives de croissance exponentionnelles
Près de deux décennies plus tard, le marché de l’orchestration de paiement reste assez confidentiel. Selon diverses évaluations de cabinets de recherche, celui-ci pèse actuellement autour de 1,9 milliard de dollars dans le monde, seulement.
Mais de l’avis général, sa taille est destinée à grossir de façon exponentielle dans un avenir proche. Entre 2024 et 2032, Global Market Insights anticipe ainsi une croissance annuelle moyenne de 19 % et un point d’atterrissage excédant 6 milliards de dollars à cet horizon. Pour Research Nester, ce marché pourrait même avoisiner 15 milliards de dollars d’ici 2035.
Jusqu’à présent, l’essor de cette solution s’est principalement observé dans la sphère B2B, qui concentre environ 60 % de l’activité mondiale. Profitant notamment de la complexité et de l’internationalisation croissantes des supply chains, ainsi que du surcroît de contraintes réglementaires afférentes aux paiements transfrontaliers, quelques leaders se sont ainsi imposés sur ce segment, à l’instar de Payoneer, Recurly et Braintree (PayPal).
Pour autant, l’univers B2C prend une place grandissante dans le développement récent des POP, tout particulièrement sur le Vieux continent. « Depuis quatre ans, l’écosystème des orchestrateurs de paiement s’est sensiblement structuré, avec l’arrivée en Europe de nouveaux acteurs », confirme Aliénor Carré-David, CEO et co-fondatrice de Propulse Lab, une plateforme Saas qui unifie CRM, paiements et service client pour les entreprises d'abonnements, et qui intègre notamment une solution d’orchestration.
Parmi eux, on retrouve par exemple le pionnier autrichien Ixopay, le britannique Primer (co-fondé par un Français), le français Purse issu des rayons de Decathlon, son compatriote ProcessOut repris en 2020 par l’anglais Checkout.com, l’allemand Payrails, le hollandais Akurateco ou encore le très cosmopolite Yuno.
La démocratisation des stratégies multi-PSP
Cette effervescence résulte d’une combinaison de facteurs. Citons pêle-mêle la montée en puissance ininterrompue du e-commerce, la prolifération des marketplaces qui se traduit pour les sites concernés par des problématiques d’« encaissement pour compte de » et de pay-out, la numérisation croissante des moyens de paiement et l’innovation permanente dans ce domaine, l’envolée des risques de fraude…
Or pour répondre à tous ces enjeux de front, les équipes en charge des paiements des e-commerçants tendent à s’appuyer sur un nombre de partenaires toujours plus grand. Dans une étude récente, S&P Global Market Intelligence signale en effet que 63 % des principaux marchands mondiaux (c’est-à-dire ceux qui emploient plus de 1 000 collaborateurs) recourent désormais aux services de plusieurs PSP – pour ne mentionner que ce type de providers – ce dans une logique de gagner en flexibilité, d’accélérer le déploiement dans de nouveaux pays, de réduire les coûts et de maximiser les taux de conversion des paniers d’achat.
Corollaire de cette tendance, les infrastructures de paiement bâties par les entreprises deviennent de plus en plus complexes. De quoi logiquement nourrir leur intérêt pour les orchestrateurs de paiement, dont les solutions sont aujourd’hui utilisées par des groupes comme Auchan Retail France, Kiabi, Verbaudet, Maisons du Monde, Louis Vuitton, Back Market…
« Avec ses briques technologiques agnostiques, simples à faire évoluer, l’orchestrateur va ainsi fournir un hub grâce auquel les entreprises, plutôt que de devoir développer des projets de connexion pour chacun de ses providers, pourront se brancher directement à l’ensemble d’entre eux », souligne Damien Moubêche, Senior Manager et expert paiement chez Oaklen Consulting.
Des objectifs multiples
Sur le papier, la promesse est, il est vrai, pour le moins alléchante. En branchant l’ensemble des parties impliquées dans le traitement d’un paiement sur leur plateforme, les orchestrateurs ont vocation à déterminer l’itinéraire idoine pour chaque transaction, sur la base de critères préétablis tels que les coûts facturés par les prestataires, les taux d’acceptation, le type d’achat et son montant, les préférences du client en matière de solutions de règlement, etc.
« En faisant cohabiter les PSP qu’ils ont sélectionnés, nos clients ont la faculté de prendre le meilleur de chacun d’entre eux », résume ainsi Jean-Luc Moreira, sales director chez Payrails. Le PDG de Purse, Pascal Roche précise par exemple que, sur le volet orchestration, sa société « a créé une multiprise permettant de raccorder ses clients à une dizaine de PSP, lesquels permettent d’activer près d’une centaine de moyens de paiement. »
Un affichage dynamique et un routage intelligent (smart routing) opèrent ensuite pour « pousser », selon chaque cas de figure, les moyens de règlement les plus adaptés, avec pour les retailers une série de bénéfices à la clé.
· Des conversions et une expérience client améliorées…
En faisant emprunter le meilleur canal de règlement possible aux clients finaux, les POP sont censées générer une amélioration des taux d’acceptation et, par ricochet, une diminution des rejets – ainsi que des tentatives de fraude.
Dans un livre blanc, la fintech Fabrik explique ainsi que dans le domaine de la mode en ligne, le recours à l’acquéreur idéal a contribué à obtenir une augmentation moyenne des taux d’autorisation comprise entre 5% et 9%.
De quoi non seulement optimiser l’expérience client – moins de friction, surtout « quand le module d’authentification est associé à l’orchestration et contribue, pour le client, à saisir moins de mots de passe » évoque Pascal Roche, mais aussi booster les ventes, notamment lorsque des facilités de règlement intégrées à la plateforme sont proposées aux clients (paiement fractionné…) et qu’une solution de repli se déclenche automatiquement quand un PSP et/ou un moyen de paiement est momentanément indisponible.
« Grâce à Stripe Orchestration, vous pouvez aussi mettre en place des actions de retry pour réessayer automatiquement un paiement échoué sur un processeur donné avec un autre processeur de votre choix », informe la société irlando-américaine Stripe, qui propose son outil en bêta pour le marché français pour le moment.
· Des économies
En fonction du pays, du panier, du moyen de règlement privilégié par le client final, l’orchestrateur doit retenir le PSP le plus performant et/ou le plus compétitif en fonction des caractéristiques de la transaction et des critères arrêtés en amont par le commerçant.
Cette optimisation des frais passe notamment par le déliassage, dit « on-us », qui consiste à rediriger les flux vers le bon acquéreur (encaissement par la banque émettrice de la carte). Or pour des retailers évoluant dans des secteurs à faibles marges, comme la grande distribution, de telles économies sont loin d’être superflues. Des POP mettent en avant des économies sur ces coûts de processing pouvant atteindre 20 %. « Notre solution permet une lecture détaillée des frais inhérents à chaque transaction », ajoute Jean-Luc Moreira de Payrails.
· Une meilleure efficacité opérationnelle
Avec la centralisation de l’intégralité des flux de paiement, tous moyens de paiement confondus, la réconciliation comptable est supposée être facilitée, d’autant que l’intelligence artificielle permet de l’automatiser en large partie. L’attrait des POP apparaît, du reste, exacerbé pour certains profils d’entreprises. « La récurrence étant au cœur des business d’abonnement, lorsque les PSP conservent les token vaults (les informations de paiement des clients), les entreprises deviennent captives. Avec un orchestrateur qui crée et héberge les tokens, elles reprennent la main sur la donnée de paiement et peuvent arbitrer entre les différents PSP sans contrainte », illustre Aliénor Carré-David. Pascal Roche, chez Purse, voit d’ailleurs « autour de la gestion de ces données critiques un enjeu de souveraineté ».
· Une expertise précieuse
Avec l’orchestrateur, une dégradation des performances d’un PSP ou d’une solution de paiement aboutit au déclenchement d’alertes. « Informer d’un incident est une chose. L’éviter en est une autre. Notre objectif est de combiner les deux », insiste cependant Jean-Luc Moreira. Aliénor Carré-David abonde. « Au-delà des fonctionnalités proposées, c'est aussi l'expertise des orchestrateurs qui intéresse, leur connaissance des acteurs du marché. » Un constat d’autant plus vrai que les équipes des retailers dédiées aux paiements sont sous-staffées et manquent souvent d’experts…

Source : PayPlug

Schéma illustrant la logique d’orchestration - Source : Payrails
Des résultats concluants, mais…
A en croire les e-commerçants qui utilisent cette solution, l’essayer, c’est l’adopter. Bien que n’ayant pas encore pleinement intégré les fonctionnalités offertes par leur orchestrateur respectif, Auchan Retail France et Maisons du Monde dressent en effet un bilan préliminaire positif, à l’aune notamment de taux d’acceptation en progression sensible et d’une facilité sur le plan technique à étoffer la palette de solutions de règlement, le tout sans (trop) peser sur leurs Capex.
« Dans un écosystème des paiements en constante évolution, aussi bien technologique que réglementaire, c'est un vrai choix stratégique que de s’appuyer sur un acteur qui va centraliser les solutions et pouvoir arbitrer pour maximiser la performance », renchérit Aliénor Carré-David.
Pour qui parmi les retailers envisagerait de sauter le pas, quelques recommandations ou mises en garde s’imposent néanmoins. Déjà, la sélection du bon orchestrateur n’a, de prime abord, rien d’évident dans la mesure où, d’un acteur à l’autre, les fonctionnalités proposées sont généralement similaires (analyse des datas de paiement, lutte contre la fraude, authentification, journal de réconciliation, pay-out, gestion des KYC/KYB…).
Dans ce cadre, « le choix du partenaire idoine va en large partie dépendre de la gouvernance des paiements en place chez le retailer », fait remarquer Damien Moubêche. Selon que celle-ci fasse la part belle aux équipes de la trésorerie, du département digital ou de la direction des systèmes d’information, l’interface et les modalités de paramétrage d’un même POP recueilleront ainsi des réactions et des marques d’intérêt diverses.
En termes de sélection du prestataire, là encore, certains professionnels invitent parallèlement à bien évaluer l’indépendance de l’orchestrateur vis-à-vis des PSP qu’il va ensuite privilégier ou non. « Le fait par exemple que Checkout.com ait mis sur la main sur ProcessOut peut inviter à s’interroger sur ce point », pointe un expert.
Le spectre d’une défaillance
Ensuite, bien que facilitée par le fait que les orchestrateurs déploient des solutions en mode Saas, l’intégration n’en demeure pas moins un chantier d’envergure, qui nécessite généralement un semestre, voire davantage, de calibrages et de tests. Une fois cette étape franchie, les utilisateurs doivent en outre s’attendre à pâtir, temporairement, d’une dégradation des performances enregistrées sur le front des paiements.
« Parce que la technologie de l’orchestration de paiement reste peu mature d’une part, et parce que les acteurs du secteur manquent de datas et ne nous connaissent pas aussi bien que nos PSP historiques d’autre part, nos débuts ont été marqués par un niveau de recours plus élevé au 3-DSecure et, in fine, par une détérioration de nos taux d’acceptation », témoigne l’expert paiement d’un commerçant, qui précise toutefois que cette tendance a pu être infléchie « en l’espace de quelques semaines ».
A tout cela s’ajoute, enfin, un dernier point de vigilance, et non des moindres.
Comme évoqué, l’une des attentes concourant à la mise en œuvre une stratégie d’orchestration des paiements repose sur la capacité à disposer d’une solution de repli en temps réel en cas de défaillance d’un PSP.
« Mais si le dysfonctionnement provient de l’orchestrateur lui-même, alors plus rien ne fonctionne, relève Damien Moubêche. Face à cette perspective, faut-il dès lors prévoir une solution de back-up à l’orchestrateur en place, en l’occurrence en retenant un second orchestrateur qui prendrait le relais du premier ? Certains gros retailers qui étudient l’opportunité de recourir à une POP se posent actuellement la question.»
Au final, cet aspect essentiel de l’équation contraint les entreprises intéressées à se forger une religion quant à la robustesse de la technologie sous-jacente des plateformes d’orchestration et à leur solidité financière.
Or, de l’aveu de plusieurs fins connaisseurs de l’industrie des paiements, la jeunesse de l’écosystème POP ne permet pas encore d’apporter une réponse tranchée.