Le pire n’est jamais sûr mais, par les temps qui courent, les pouvoirs publics se disent que mieux vaut prévenir que guérir. Alors que les tensions avec la Russie atteignent leur paroxysme, le gouvernement français a jugé bon de préparer les esprits, le 20 novembre dernier, en publiant un guide de survie destiné à « aider chaque citoyen à se préparer aux situations de crise ». Intitulé « Tous responsables », le support fait la part belle à la « résilience », concept en vogue défini par les auteurs comme « notre volonté et notre capacité communes à résister aux conséquences d’une agression ou d’une catastrophe majeure, à poursuivre notre vie dans des conditions acceptables, à rétablir rapidement notre fonctionnement ordinaire ».
Le black-out ibérique dans toutes les têtes
Invitant chaque foyer à se constituer un kit d’urgence, le document de quinze pages préconise d’y inclure, pèle même, de la nourriture non périssable, une trousse de premiers secours, une lampe de poche, une radio à piles ou encore… de l’argent liquide. Et pour cause : alors que la part des paiements par carte au sein des points de vente est devenue majoritaire en France l’an dernier (48 % du volume de transactions en magasins, selon le dernier rapport annuel de l’Observatoire sur la sécurité des moyens de paiement) et que la proportion de paiements mobile dans les transactions de proximité a quasiment doublé en deux ans (voir infographies), ces modes de règlement resteraient-ils opérationnels en cas d’événements graves, tels qu’une coupure généralisée du réseau électronique et/ou télécom, une cyberattaque d’envergure, le déclenchement d’un conflit armé ou une catastrophe naturelle d’ampleur ?
La réflexion n’est certes pas nouvelle. Depuis vingt ans, les acteurs critiques de la place financière, réunis au sein du Groupe de place Robustesse (GPR, voir illustration 5), s’attellent en effet, à coup d’exercices de crise réguliers pilotés par la direction générale de la Stabilité financière et des Opérations de la Banque de France, à tester et renforcer la capacité du système financier à faire face à des chocs opérationnels exogènes affectant son bon fonctionnement. Il n’empêche, la résilience des systèmes de paiement est, récemment, remontée tout en haut de la pile des sujets de préoccupation des autorités et d’un grand nombre de retailers.
Il faut dire qu’entre l’environnement géopolitique du moment, l’importance croissante du risque cyber et l’épisode de black-out électrique qui a touché l’Espagne et le Portugal en avril dernier, les signaux faibles ne manquent pas. « Même si les commerçants et les différents acteurs de la place française n’ont pas attendu l’incident ibérique pour se préparer à un incident majeur, son ampleur et le fait qu’un grand nombre de services ait été inaccessible pendant plusieurs heures a eu l’effet d’une onde de choc », confesse Charlotte Pagot, secrétaire générale de l’association Mercatel – qui est par ailleurs membre du GPR. Tandis que les paiements par carte n’étaient parfois plus possibles, certaines zones des deux pays n’ont été réalimentées que 22 heures après le début de la coupure.
Les pays nordiques changent de stratégie
Ambition revendiquée il y a quelques années, la Suède ne se rêve plus en économie fonctionnant « sans cash ». « La réflexion des autorités vise désormais à ce que les habitants détiennent chez eux suffisamment d’espèces pour être capables d’accéder durant une semaine aux services essentiels, tels que l’alimentation, la santé, les stations-services », informe Thierry Leblond, associé chez Oaklen. A horizon juillet 2026, le pays aspire même à ce que le paiement de ces services-clés puisse être assuré, durant sept jours, en mode hors ligne. La menace russe explique en grande partie ce revirement. En Europe du Nord, Stockholm n’est pas un cas isolé, la Norvège, la Finlande et, un peu plus bas, les Pays-Bas, s’étant également engagés dans une voie similaire – de même que l’Autriche. La Finlande, où une brochure à destination du grand public a aussi été éditée, explore notamment la mise en place de guichets automatiques « à l’épreuve des perturbations ».
Fonctionnement en mode hors ligne
Comment, dès lors, éviter qu’une telle situation arrive dans l’Hexagone ? La Banque de France, les opérateurs télécom et le réseau CB travaillent constamment sur des « scénarii de résilience intersectorielle », dont l’objectif consiste à garantir au moins trois jours de continuité de paiement en cas de cyberattaque ou de coupure réseau. Sur le papier, les experts en paiement sont convaincus que le pays est armé, en termes d’infrastructures, pour parvenir à cette fin. « Parmi la diversité de solutions de paiement actuelles, il est possible d’avoir une résilience », confirme par exemple Thierry Leblond, partner et head of payment advisory au sein du cabinet Oaklen. Un avis partagé par Guillaume Ponsard, fondateur et président du PSP multi-canal (cartes, virements, prélèvements) CentralPay. « Outre le fait que les systèmes centraux sont conçus pour tomber en panne, les principales entités financières ont dû, sous l’effet notamment des contraintes réglementaires – parmi lesquelles celles issues du règlement européen DORA sur la résilience opérationnelle numérique du secteur financier –, redonder les systèmes et les prestataires critiques. » Ainsi, si un pan de la chaîne dysfonctionne, un mécanisme de back-up est supposé prendre le relais. In fine, « le niveau de maturité des infrastructures est très bon, en particulier s’il s’agit de résister à une cyberattaque », conclut Vincent Laurens, Directeur du Développement Cybersécurité pour la région Europe du Sud pour Capgemini. Ça, c’est la théorie.
Dans la pratique, l’« expérience client » s’en trouverait mécaniquement affectée, comme c’est parfois, du reste, le cas lorsque des perturbations ponctuelles touchent la monétique des commerçants (panne chez Worldline en 2023, incident informatique au Crédit Mutuel en août dernier…). « En cas de coupure d’électricité, par exemple, les plus petits commerçants, qui ne disposent généralement pas d’un groupe électrogène, n’auraient tout simplement plus accès à leur caisse », fait d’abord remarquer Charlotte Pagot. Face à une paralysie durable du réseau télécom, régler via un wallet deviendrait également délicat, si ce n’est impossible puisque, comme le rappelle la secrétaire générale de Mercatel, « les paiements mobiles sont systématiquement gérés online ». Les plus grands retailers, en revanche, disposent des équipements nécessaires pour assurer une continuité d’activité durant plusieurs heures à quelques jours, y compris pour encaisser. « Les terminaux de paiement électronique (TPE) sont dotés de puces 4G », rappelle Guillaume Ponsard. Même privés d’Internet, bon nombre de boutiques pourraient ainsi utiliser leurs TPE. « Vraie spécificité française, une large proportion des TPE existants peut fonctionner en mode hors ligne, si tant est que la transaction soit opérée par le réseau CB et que les cartes utilisées par les clients soient bien entendu porteuses de cette marque », signale Charlotte Pagot. Et Vincent Laurens d’abonder : « La plupart des terminaux de paiement permettent de stocker les opérations », même sans Internet. Les commerçants disposent alors de sept jours pour présenter les justificatifs à un centre de compensation.
Cash is king
Ce modus operandi n’est toutefois pas la panacée dans la mesure où, en l’absence d’autorisation de la banque, le commerçant s’expose au risque d’insolvabilité du client « même si, en offline, les commerçants peuvent sous un certain plafond bénéficier de la garantie de paiement sans demander préalablement l’autorisation », nuance Thierry Leblond. C’est pourquoi le recours à des solutions de paiement alternatives serait probablement privilégié, en particulier les virements instantanés si Internet fonctionne – cet été, le bug informatique au Crédit Mutuel s’était traduit par une augmentation notable des encaissements via l’initiation de paiement –, l’euro numérique d’ici quelques années puisqu’il fonctionnerait hors ligne et, surtout, les règlements en liquide. De fait, les espèces, dont l’usage va décroissant, font systématiquement l’objet d’une demande en forte hausse lors de crises majeures, comme l’a observé la Banque centrale européenne lors de la crise de la dette souveraine en Grèce en 2014-2015, la pandémie de Covid-19, la guerre en Ukraine et le black-out ibérique. Le constat s’est encore vérifié fin 2024 à Mayotte, à l’occasion du passage du cyclone Chido. Et l’Eurosystème d’appeler les citoyens européens, dans ce cadre, à « rester calmes et garder du cash » en prévision de la survenue d’un choc.

Source: Banque de France
Le gouvernement français n’a donc rien inventé, mais a raison de marteler le message. Car au moment de la demande de retrait d’espèces en distributeur, « ce dernier dialogue avec les systèmes de compensation cash pour s’assurer que le compte en banque dispose de suffisamment de fonds », relève Vincent Laurent. Or si cette communication est impossible du fait des conséquences de l’événement, les billets ne pourront pas être distribués. Et même s’ils pouvaient l’être, les marges de manœuvre dans ce domaine seraient probablement limitées. « Si l’on faisait face à une explosion des retraits d’espèces, ceux-ci seraient sans aucun doute plafonnés, ne serait-ce que pour ne pas fragiliser les établissements bancaires », estime un expert. Les capacités d’approvisionnement des DAB, qui font partie intégrante du plan de résilience de la Banque de France, seraient également sous pression en cas d’envolée des retraits. Pour y pallier, « les échanges cash-to-cash entre particuliers pourraient assurer une continuité », mentionne certes Vincent Laurent, mais l’effet serait, là aussi, temporaire. D’où l’importance de prendre les devants en conservant, chez soi, des espèces.
Quand les commerçants deviennent des alternatives aux DAB
Selon la Banque de France, le nombre de distributeurs automatiques de billets (DAB) a diminué de plus de 16 % entre fin 2018 et fin 2023, pour tomber à 44 123. Pour autant, l’accès à ces équipements demeure relativement aisé. Comme le détaille le Comité National des Moyens de Paiement (CNMP) dans son rapport annuel 2024 sur l’actualisation de l’état des lieux de l’accès aux espèces sur le territoire métropolitain, plus de 99 % de la population métropolitaine réside soit dans une commune équipée d’au moins un point d’accès aux espèces, soit dans une commune située à moins de quinze minutes en voiture de la commune équipée la plus proche.
Outre le maillage territorial toujours dense des DAB, ce constat résulte aussi du développement graduel du cash-in-shop (retrait ou dépôt d’espèces à la caisse d’un commerçant, sans obligation d’achat) et du cashback (retrait d’espèces à la caisse d’un commerçant qui est débité du compte du client en supplément d’un achat par carte bancaire). Aujourd’hui réservées aux seuls clients de la banque qui a mandaté les commerçants, ces deux pratiques sont appelées à monter en puissance. La Française des Jeux avec Nirio Compte permet de déposer ou retirer des espèces depuis son téléphone dans le réseau des bars-tabacs-presse partenaires. Dès l’an prochain, un nouveau service interbancaire de retrait d’espèces en magasin va en effet être déployé en France, à l’initiative du Groupement Cartes Bancaires. Il permettra à tous les clients d’une banque ayant adhéré à ce service d’y recourir.

