Il parle de paiements comme d’un sujet de géopolitique, de cartes comme d’instruments de souveraineté. À la tête du GIE CB depuis 2016, Philippe Laulanie a transformé un réseau que beaucoup croyaient condamné en infrastructure stratégique nationale. Sous sa direction, CB a réaffirmé son rôle de colonne vertébrale du paiement français : un réseau interbancaire, coopératif et souverain qui connecte les banques, les commerçants, les industriels et les régulateurs.

Son plan CB Dynamique 2026 ne cherche pas à réinventer le paiement par carte et mobile, mais à leur redonner leur juste place - au centre du “triangle vertueux” du paiement européen, entre CB, Wero et l’euro numérique.

CB, un réseau réarmé

Quand Philippe Laulanie prend les commandes de CB en 2016, la situation est critique. Les banques européennes viennent de vendre Visa Europe à sa maison mère américaine pour 21 milliards d’euros. A cet instant l’Europe perd un actif stratégique, la France un pilier industriel. “On m’a alors demandé de réarmer CB”, résume-t-il. “À l’époque, certains pouvaient penser que le réseau allait disparaître.”

Ce réarmement se fera en deux temps. D’abord, entre 2016 et 2021, il s’agit de rouvrir la gouvernance du GIE CB, d’intégrer les commerçants, et de remettre l’innovation au centre. Ensuite, de consolider les moteurs de croissance : le sans contact, passé de 600 millions de transactions en 2016 à plus de 7 milliards en 2023, et le e-commerce, désormais fort de 2 milliards de transactions par an. Pendant la pandémie, CB a montré sa capacité industrielle et inclusive en relevant en six semaines le plafond du sans contact de 30 à 50 euros. “Ce jour-là, on a compris que CB était une infrastructure territoriale d’intérêt général.”

CB n’est pas seulement un “scheme” commercial, insiste-t-il. C’est une plateforme interbancaire où se croisent 85 membres, des grandes banques françaises, de nouveaux entrants internationaux comme Adyen, Stripe ou J.P. Morgan. “Je dirige un GIE, pas une entreprise cotée. Mon rôle, c’est de garantir la continuité d’un bien commun.”

La dynamique 2026 : reconquérir le terrain digital

Le plan CB Dynamique 2026, adopté à l’unanimité en 2023, marque une nouvelle étape. Il fait suite à l’abandon du projet EPI Carte et vise à repositionner CB comme pilier national dans un paysage où les schemes internationaux et les wallets américains dictent souvent le rythme. “certains acteurs européens, en particulier quelques espagnols et italiens s’étant retirés : il fallait vite reprendre la main”, explique-t-il.

Premier axe : la reconquête digitale. Toutes les banques françaises ont désormais pour mission d’intégrer le réseau CB dans Apple Pay, Google Pay, Samsung Pay et bientôt Wero Pay. Fin 2025, cette intégration de CB sur les X-Pay sera effective sur la grande majorité des banques françaises. “C’est une victoire collective, et une façon de rappeler que le paiement mobile peut aussi être souverain.”

L’autre chantier stratégique porte sur la tokenisation et le Click-to-Pay CB, développés en partenariat avec STET. L’objectif est de garantir la conformité RGPD et la maîtrise des données européennes. “Aucune donnée ne doit enrichir un modèle extérieur à l’Europe”, insiste-t-il. CB investit également dans l’intelligence artificielle pour renforcer la lutte contre la fraude : “Nous avons un taux deux à trois fois inférieur à la moyenne du marché français. C’est un actif stratégique.”

Enfin, le déploiement massif du standard CPACE pour l’émission des cartes marque l’arrivée d’une nouvelle génération de cartes souveraines pour l’Europe, libres de droits, et à la sécurité renforcée. Près de 40 millions de cartes ont déjà été émises. “C’est un projet de Place, mené à l’unanimité, qui montre la capacité du secteur à s’unir pour avancer.”

Un CB tourné vers le business

CB se redéfinit aussi comme acteur économique à part entière. Longtemps perçu comme un outil technique, le réseau a entrepris de devenir une marque à valeur ajoutée. Sous l’impulsion du programme CB Dynamique 2026, CB s’est doté d’une véritable équipe commerciale. “en moins de 2 ans, nous avons conduit plus d’une centaine de meetings avec l’ensemble de l’écosystème CB (banques, commerçants, industriels, fintechs...). Le message est clair : “CB s’engage à plus de proximité, de présence et de réactivité.

L’argument économique est également central. Les transactions CB coûtent en moyenne dix fois moins chers aux commerçants que celles traitées par les réseaux internationaux, tout en offrant un taux de fraude deux à trois fois inférieur. “Ce n’est pas qu’une question patriotique, c’est aussi une question d’efficacité.”

Cette orientation “business” s’accompagne d’une simplification des processus d’adhésion et d’une ouverture à de nouveaux membres. CB compte aujourd’hui 85 adhérents et en prépare une vingtaine de plus, dont plusieurs néo-banques et établissements étrangers. “C’est un symbole : CB attire parce qu’il est performant.

Le co-badging, pilier de la résilience

C’est sans doute le sujet qui passionne le plus Philippe Laulanie : le co-badging.  C’est le meilleur des deux mondes : si Visa ou Mastercard tombent, CB peut prendre le relais, et inversement.” À ses yeux, cette double inscription des cartes est un enjeu de résilience nationale. Les cartes non-cobadgées, en revanche, sont de fait plus vulnérables.

Dans certains pays, dont dernièrement l’Australie, le co-badging est devenu une obligation légale pour des raisons de souveraineté et sécurité nationale. “Ce n’est pas anti-concurrentiel, c’est une mesure de souveraineté.

CB, service public de paiement

Derrière la carte, il y a une logique de service. CB travaille sur la continuité territoriale des paiements, notamment à travers le service « Retrait en magasin » CB, qui permettra de retirer des espèces chez les commerçants. “Avec la baisse du nombre de distributeurs automatiques, il faut améliorer l’accès aux espèces. Ainsi, si un jour le système connait une défaillance, le commerçant sera potentiellement un relais.

La dimension inclusive est également assumée : cartes vocales pour malvoyants, titres-restaurant dématérialisés, cartes à vocation sociale. “L’inclusion, c’est aussi un levier de souveraineté permettant à chacun de payer sans dépendre d’un acteur étranger.”

Sous l’égide de la Banque de France, du CNMP, avec les opérateurs d’énergies, les télécoms, CB et les banques réfléchissent à des scénarios de résilience intersectorielle pour garantir la continuité de disponibilité du paiement en cas d’attaques cyber ou de coupures réseau. “Le paiement doit être vu comme une infrastructure critique, au même titre que l’énergie ou les télécoms.

L’Europe des survivants

L’Europe des paiements a souvent échoué faute d’unité. Philippe Laulanie plaide pour une approche plus réaliste : “On ne construira pas l’Europe des paiements à 27. Il faut d’abord commencer avec ceux qui restent encore debout, et avancer pas à pas.”

Il imagine une potentielle connexion entre les “survivants” : CB en France, Bancontact en Belgique, Girocard en Allemagne, Bancomat en Italie, Multibanco au Portugal. Ensemble, ces 5 réseaux représentent près de la moitié des paiements par carte en Europe. “Si ces cinq réseaux s’interconnectent, on a déjà un cœur stratégique de l’Europe des paiements qui fonctionne.

Dans cette vision, Wero - la solution européenne de virement instantané - n’est pas un rival, mais représente une réelle complémentarité. “CB et Wero sont deux branches d’un même triangle : la première assure en France la souveraineté des paiements au quotidien (carte, mobile, espèces), la seconde l’interopérabilité des wallets européens. A date, il convient néanmoins de souligner que les paiements au quotidien en France restent essentiellement domestiques, centrés à plus de 90 % sur la carte et les espèces.”

Une équation économique avant tout

Le discours de Philippe Laulanie n’est pas seulement technologique. C’est aussi un plaidoyer économique.

Chaque point de part de marché perdu au profit des schemes internationaux, dit-il, se traduit par des centaines de millions d’euros de PIB transférés à l’étranger. CB, à l’inverse, protège chaque année plusieurs milliards d’euros de valeur nationale, et ceci depuis plus de 40 ans.

On ne défend pas un symbole, on défend également une balance commerciale. CB, c’est la traduction concrète d’un modèle économique plus juste : en moyenne, dix fois moins cher et deux à trois fois moins fraudé.”

La souveraineté industrielle est la seconde jambe du modèle. STET avec CB représentent une véritable plateforme industrielle de production et de traitement essentielle en France. “Si on perd nos processeurs, nos fabricants de cartes ou nos infrastructures de traitement des transactions, on perd de fait notre autonomie et notre souveraineté.”

À horizon 2030, CB vise 100 millions de cartes, 20 milliards de transactions et 1 000 milliards d’euros de flux annuels traités. La carte restera, selon Philippe Laulanie, le centre de gravité du paiement français. “Le wallet, voire l’euro numérique auront potentiellement leur place, mais la carte continuera à être centrale.”

Pour lui, le futur ne se résume pas à la digitalisation. “L’innovation, ce n’est pas seulement le token ou le wallet. C’est aussi la gestion de la sécurité et de la résilience au quotidien, la capacité à faire fonctionner le pays quand le reste s’arrête.”

À l’heure où les paiements deviennent un enjeu de puissance, Philippe Laulanie incarne une ligne claire : défendre la carte comme un bien collectif, ancré dans le territoire et ouvert à l’Europe par interconnexion, non par dépendance.

Le paiement, c’est comme l’électricité : on n’y pense que lorsqu’il s’arrête. Mon rôle, c’est que ça ne s’arrête jamais.”