Lancé par l’European Payment Initiative (EPI Company) au cours de l’été 2024 en France, Belgique et Allemagne, Wero a vocation à s’imposer comme le portefeuille mobile et la solution de paiement instantané de compte à compte de référence en Europe. Essentielle sur le plan de la souveraineté, mais pas seulement, l’initiative connait des débuts encourageants et suscite, surtout, de fortes attentes chez les commerçants du Vieux continent. Pas de quoi cependant garantir, à ce stade, son succès.

Offrir un portefeuille de paiement mobile unique et sécurisé, regroupant à terme toutes les fonctionnalités de paiement nécessaires pour un utilisateur en Europe, et en faire la principale solution de paiement du continent. Animée par cette ambition, l’European Payment Initiative (EPI Company), une instance portée par une vingtaine de banques et de prestataires de services de paiement (PSP) du Vieux continent (voir infographie), annonçait durant l’été 2024 le lancement de Wero, d’abord en Allemagne, puis dans la foulée en France et en Belgique. Trois pays pionniers rejoints plus récemment par les Pays-Bas et le Luxembourg, alors que d’autres suivront dans les mois qui viennent. 

Une base solide

Outre la diversification de son empreinte géographique, ce nouveau wallet paneuropéen doté d’une solution de paiement instantané de compte à compte va prochainement connaître d’autres évolutions. Des tests vont en effet débuter afin de l’utiliser dans le champ du e-commerce mi-septembre, avant une expérimentation pour les règlements en magasins courant 2026. Car depuis sa création, Wero permet de réaliser uniquement des paiements de personne à personne (P2P). Sur ce segment, EPI Company indiquait hier que Wero compte plus de 43,5 millions d’utilisateurs enregistrés. Des premiers pas que beaucoup jugent prometteurs. « Sur ses marchés existants, Wero a déjà atteint la taille critique, surtout en France où la solution compte environ 34 millions de clients enrollés et plus de 7 millions d’utilisateurs réguliers. Force est de constater que le premier challenge du P2P a été relevé et que Wero s’inscrit sur une dynamique de succès », estime Laurent Rouillac, président-directeur général de Syrtals, un cabinet de conseil spécialisé dans les paiements et le cash management. Même son de cloche pour Gabriel Lucas, director chez Redbridge DTA, un cabinet de conseil en financements, cash management et monétique. « Lancer un nouveau moyen de paiement s’est toujours révélé complexe, faire décoller son taux d’acceptation encore plus. Face à un tel écueil, l’avantage de Wero est de partir d’une base très solide. » De fait, Wero n’est pas partie de zéro puisqu’elle a remplacé Paylib en France (plus de 30 millions d’utilisateurs), Payconiq en Belgique (plus de 2 millions d’utilisateurs) et iDeal au Pays-Bas. « Avec iDeal, Wero capitalise sur une marque aux Pays-Bas, celle-ci étant au cœur des trois quarts environ des paiements e-commerce », précise Gabriel Lucas.

Une volumétrie qui ne faiblit pas 

Ce qui apparaît certain, c’est que cette base d’utilisateurs particuliers va continuer de s’étoffer. Déjà, sous l’effet de l’arrivée de Wero dans de nouveaux pays, que va notamment favoriser le rapprochement en cours entre EPI Company et l’European Payments Alliance (EuroPA), le consortium qui fédère la très populaire solution de paiement espagnole Bizum, l’italienne Bancomat, la portugaise SIBS, la grecque DIAS et la polonaise Blik. Comme l’ont rappelé les deux partenaires début septembre, la prochaine étape consiste à finaliser l’étude de faisabilité quant à l’interopérabilité de leur solution respective d’ici décembre 2025, avant la phase de mise en œuvre. Ensuite, parce que Wero n’a pas encore atteint sa pleine mesure sur ses marchés existants. « Le taux de pénétration des wallets étant globalement plus faible en France que par rapport au reste du monde (autour de 30 % contre 50 %), Wero dispose encore d’un joli potentiel pour gagner de nouvelles parts de marché », veut ainsi croire Laurent Rouillac.

Du reste, les développements récents tendent à lui donner raison. « Au sein des banques, nous nous attendions à observer une décélération des niveaux d’adoption durant l’été. In fine, la dynamique s’est poursuivie sur un rythme soutenu », confie un banquier d’une grande banque française. Enfin, parce que le panel de banques parties prenantes de l’initiative ne cesse de s’enrichir, comme l’a illustré en juin dernier la décision de Revolut de proposer Wero à ses clients. Concernant les prestataires de paiement, seul le prestataire de paiement Worldline a annoncé officiellement en juin dernier le lancement de Wero sur son réseau en Allemagne, en Belgique dès le mois d’octobre et l’été 2026 en France et la plupart des autres prestataires de paiement sont prêts ou en cours d’intégration, en attendant le raccordement finale côté Wero.

Des marges grignotées par les commissions d’interchange

Ce démarrage et ces perspectives incitent dès lors bon nombre de professionnels de l’industrie des paiements à l’optimisme. De bon augure car, de l’avis général, tant les consommateurs que les commerçants européens ont intérêt à ce que Wero devienne un succès. Face à un secteur aujourd’hui surtout dominé par des acteurs américains (Visa, Mastercard, PayPal, Apple Pay…) et marqué par l’offensive de concurrents asiatiques (Alipay, Tencent…), il en va, avant tout, d’un impératif de souveraineté. Mais l’enjeu est aussi financier, et par là-même stratégique, pour les entreprises opérant en B2B et, surtout, B2C.

« L’augmentation notable des règlements par carte - au détriment des espèces - depuis la crise sanitaire d’une part, et l’émission d’un nombre croissant de cartes « only » (c’est-à-dire sans la marque CB) et commerciales (non régulées) d’autre part, se sont traduites par une inflation des frais facturés aux commerçants, écrasant leurs marges qui dans une grande majorité des cas est extrêmement faible. Dans ce contexte, les retailers sont plus que jamais en quête d’alternatives, dont le paiement de compte à compte permis par l’initiation de paiement ou encore Wero font partie », insiste Charlotte Pagot, secrétaire générale de Mercatel, un think tank positionné sur les enjeux technologiques du front office du commerce de détail et particulièrement sur le sujet des paiements.

En Europe, les commissions d’interchange, dues par la banque du commerçant à la banque du titulaire de la carte, sont plafonnées à 0,20 % pour les cartes de débit et 0,30 % pour les cartes de crédit. S’agissant des cartes commerciales, les schemes appliquent des tarifs variables : 0,90 % pour le GIE CB, jusqu’à 1,55 % pour Visa et près de 2 % pour Mastercard, et parfois au-delà pour American Express.  

Ce constat dressé par Mercatel est par ailleurs corroboré par les premiers intéressés. « En situation de duopole sur le marché des cartes de paiement en Europe, Visa et Mastercard en profitent pour imposer leurs tarifs – notamment sur les cartes business dont la commission d’interchange n’est pas plafonnée – et appliquer des pénalités/frais à l’encontre des commerçants qui ne mettent pas en place leurs services ou ne respectent pas les règles qu’ils imposent. Il y a un réel intérêt à faire émerger une alternative qui soit plus proche des commerçants », complète Arnaud Bodzon, vice-président de la commission « moyens de paiement » de l’Association française des trésoriers d’entreprise (AFTE) et en charge des paiements au sein du groupe LVMH. 

Le cas épineux des litiges commerciaux

Au milieu de ce contexte porteur, Wero dispose de plusieurs atouts dans sa manche.

Par rapport aux cards schemes, la solution va ainsi proposer des services complémentaires, à l’instar d’autres wallets dont PayPal, « qui met par exemple à disposition de ses utilisateurs le suivi de livraison », illustre Gabriel Lucas. Et sur ce plan, EPI Company voit large. « En effectuant un virement Wero, les utilisateurs voient le wallet être immédiatement créé et vont, à ce titre, directement bénéficier des fonctionnalités offertes par la solution. Des fonctionnalités appelées à s’enrichir au fil des mois, avec notamment l’intégration de dons, carte de fidélité, ticketing…, et à permettre à Wero de se démarquer de la concurrence », énumère Laurent Rouillac. Mais cette volonté de se distinguer va au-delà des services.

En effet, elle touche deux thématiques auxquelles les commerçants sont particulièrement sensibles. « EPI Company, au travers de Wero, s’est clairement positionnée sur le fait qu’elle n’entrerait pas dans le champ de la gestion des données de paiement – celles-ci sont l’« or noir » des commerçants –, ce qui n’est pas le cas d’autres wallets concurrents », apprécie Charlotte Pagot.

La seconde problématique majeure concerne les litiges commerciaux, dont l’augmentation ininterrompue suscite de vives inquiétudes chez les retailers. « Avec la généralisation de l’authentification forte, la fraude s’est largement déportée sur l’abus des politiques commerciales (fraude au retour, fraude au remboursement, fraude au colis non reçus, etc) et les fraudeurs détournent les règles des litiges commerciaux pour obtenir des remboursements indus », explique Arnaud Bodzon. Une tendance qui s’accompagne d’un autre problème. Comme le souligne Mercatel, les banques en ligne, notamment, ont en effet décidé d’en faire un argument commercial en se positionnant comme tiers entre les vendeurs et leurs clients. A l’inverse, « conformément aux annonces faites jusqu’à présent, EPI Company a indiqué que Wero n’interférerait pas dans ce type de relations », salue Charlotte Pagot. Certains y voient un élément supplémentaire de nature à faciliter son adoption parmi les commerçants. 

Un modèle économique à trouver

En dépit de ces atouts, les défis qu’il lui reste à relever sont de taille. En plus de parvenir à concurrencer de puissants card schemes locaux – en particulier le Groupement des Cartes Bancaires CB en France – et, surtout, internationaux, Wero devra en effet réussir à se substituer à des solutions établies sur certains marchés, comme PayPal en Allemagne. Ce dernier y compte environ 30 millions d’utilisateurs, s’y impose comme le principal moyen de paiement pour les achats en ligne et projette même d’y permettre les règlements en magasin.

Pour y parvenir, EPI Company devra certes muscler sa communication, mais surtout trouver un subtil équilibre. « Pour s’imposer, Wero devra non seulement offrir aux consommateurs comme aux commerçants une vraie valeur ajoutée par rapport aux solutions concurrentes, mais aussi permettre aux banques, qui gagnent de l’argent grâce aux opérations par carte, de générer des revenus suffisants », résume Gabriel Lucas.

Or les prix devront parallèlement demeurer attrayants pour les commerçants qui, à défaut, pourraient préférer se tourner vers d’autres alternatives à la carte, dont certaines dans le domaine de l’initiation de paiement (SEPA request to pay) ont déjà séduit des enseignes, notamment dans l’univers du bricolage et de l’ameublement. « Les attentes autour des solutions d’initiation de paiement, promises pour être moins onéreuses pour les commerçants, sont actuellement très fortes », confirme Charlotte Pagot. 

Proposées par des acteurs tels que Fintecture, Linxo Connect, Lyra…, ces dernières pourraient d’ailleurs freiner dans la sphère des retailers le développement de Wero, attendu comme moins compétitif en termes de prix. « Dans la mesure où l’initiation de paiement reste un système à deux coins - voire trois si l’on prend en compte la plateforme technique qui intervient au milieu -, elle restera selon moi toujours moins chère pour les commerçants que Wero, qui repose pour sa part sur un système à quatre coins et qui, surtout, devrait proposer des services additionnels », justifie Gabriel Lucas.

Le modèle économique défini par EPI Company, non dévoilé à ce jour, conditionnera donc grandement l’évolution du taux d’adoption de Wero chez les professionnels. 

Une gouvernance perfectible

Mais là n’est pas l’unique challenge que Wero aura à relever pour espérer transformer l’essai. D’abord, EPI Company devra pouvoir compter sur un soutien entier des réseaux bancaires qui, aux yeux de certains observateurs, ne jouent pas (totalement) le jeu. « Aujourd’hui, le principal problème de Wero a trait à sa gouvernance : ses membres, et notamment les banques, ne se sont pas accordés sur une implémentation unique, créant une friction inutile pour les clients. Par ailleurs, puisqu’elles n’y sont pas contraintes par le régulateur – NDLR : au Brésil, le succès de PIX, un moyen de paiement par virement bancaire gratuit et instantané, s’explique très largement par le fait que celui-ci ait été lancé par la Banque Centrale Brésilienne , on peut s’interroger sur l’enthousiasme de certaines banques à développer Wero, alors que la rentabilité de la carte n’est plus à démontrer », expose Arnaud Bodzon. Et le vice-président de la commission « moyens de paiement » de l’AFTE d’étayer ses propos avec un argument éloquent. « Il est regrettable que des banques en ligne de premier plan et à la pointe de l’innovation technologique, en l’occurrence BoursoBank (7,6 millions de clients) et Fortuneo (1,4 millions de clients), ne proposent toujours pas Wero. »

Ensuite, beaucoup estiment qu’EPI Company gagnerait à accélérer le déploiement de sa feuille de route. Car pendant que l’implémentation de Wero pour les paiements e-commerce et en magasins se fait attendre, Visa et Mastercard, pour ne citer qu’eux, continuent d’avancer leurs pions, comme l’illustre par exemple le déploiement en cours du click-to-pay. « Nous aimerions que les échéances soient plus rapprochées », reconnaît Charlotte Pagot.

Encore faudra-t-il cependant, le moment venu, que les commerçants acceptent, eux aussi, de jouer le jeu et de s’attaquer frontalement à la suprématie de Visa, Mastercard, PayPal et consorts. « Ils devront avoir le courage d’adopter des solutions alternatives comme Wero, qui peuvent également constituer un levier marketing en se différenciant par une moindre dépendance à la carte traditionnelle et en offrant de nouvelles options à leurs clients », tente de convaincre Chaira Mekkaoui, associate director chez Redbridge DTA.

Le bonheur de l’un ferait le malheur de l’autre

Quinze ans après avoir tué dans l’oeuf le projet de carte de paiement européen Monnet, soutenu par les autorités communautaires et sur lequel étaient impliquées une vingtaine de banques, et dans une moindre mesure quelques années après celui d’EPI Company qui a dû revoir à la baisse ses ambitions initiales (départ de participants, abandon de l’offre de carte de paiement…), l’Europe se trouve actuellement à un carrefour. « Il n’existe aucun plan B : si Wero échoue, le marché européen des paiements tombera définitivement aux mains des acteurs étrangers, américains et asiatiques », met en garde Laurent Rouillac. Or cette menace plus que réelle en masque une autre. Car dans cette quête de souveraineté, la réussite de Wero provoquerait probablement des dommages collatéraux. « Dans ce cas de figure, ce sont avant tout les schemes nationaux, comme le GIE CB en France, qui seraient les plus exposés, bien avant les grands schemes internationaux », signale Chaira Mekkaoui.

Mais nous n’en sommes pas encore là.

Alipay+, menace émergente pour Wero ?

Prestataire de services de paiement en ligne et mobile le plus utilisé de Chine, Alipay (groupe Ant) ne cesse d’étendre son influence. « Au-delà de son wallet devenu incontournable en Asie, et donc auprès des touristes asiatiques à l’étranger, Alipay a lancé il y a quelques mois « Alipay+ », qui constitue un réseau d’acceptation de wallets nationaux, témoigne Arnaud Bodzon, vice-président de la commission « moyens de paiement » de l’Association française des trésoriers d’entreprise (AFTE) et en charge des paiements au sein du groupe LVMH. Dès lors qu’un commerçant, quelle que soit sa nationalité, active le réseau Alipay+, il se retrouve d’emblée en capacité d’encaisser des flux via les wallets locaux intégrés, à l’instar du sud-coréen KakaoPay. »

Illustrant l’ampleur de la menace, Alipay+ revendique, trois ans après son lancement, plus de 1,7 milliard d’utilisateurs, plus de 100 millions de marchands, une présence dans plus de soixante-dix pays et 36 PSP adhérents. Déjà opérationnel en Europe, ce réseau a jusqu’à présent été rejoint par deux wallets européens, à savoir l’autrichien Bluecode et l’italien Tinaba. « Alipay+ pourrait devenir un concurrent de plus à Wero », prévient Arnaud Bodzon. Fin 2023, la fintech française Lyf et Ant Group avaient par exemple annoncé leur partenariat et l’implémentation de la solution de paiement par QR Code Alipay+ dans les magasins Franprix.

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