Chaque année, Sibos - la grand messe du réseau Swift - agit comme un baromètre. On y mesure l’état de l’industrie des paiements, ses promesses et ses blocages. En 2025, le décor était planté à Francfort : des centaines d’intervenants, plusieurs milliers de participants, et une avalanche de mots-clés : wallets, instantané, ISO 20022, stablecoins, IA, ledger, APIs.

Sur le papier, tout semble converger vers une accélération. Les banques ont affiché leur agenda de modernisation, les fintechs ont présenté leurs cas d’usage, les régulateurs ont rappelé leur vigilance. Sur scène, les discours ont fait miroiter un futur où tout serait instantané, transparent, interopérable.

Mais à mesure que les panels s’enchaînaient, un paradoxe s’imposait. Derrière ces annonces, la réalité du terrain reste la même : des paiements encore opaques, des grandes entreprises contraints de bricoler leur visibilité sur leur cash management, des fintechs freinées par des accès limités, et des utilisateurs finaux exposés à des coûts ou des délais qui ne devraient plus avoir lieu.

« Le paiement parfait est invisible », a résumé un intervenant. Invisible car prévisible, fluide, sans frictions. Mais en 2025, malgré la densité des chantiers ouverts, les paiements restent trop souvent visibles pour de mauvaises raisons : coûts cachés, délais, fragmentation réglementaire.

Courtesy du média TradeTreasuryPayment.com

La donnée au centre des conversations

Derrière chaque innovation citée à Sibos (et tous les buzzwords) se cache une question centrale : quelle est la qualité de la donnée qui circule ?

Dans la salle, les trésoriers d’entreprise ont rappelé l’évolution de leur rôle. Longtemps cantonnés à la gestion de liquidité, ils sont devenus des acteurs stratégiques. Et leurs besoins se résument en trois mots : visibilité, efficacité, certitude.

  • Visibilité, car un paiement qui sort du système d’une entreprise reste trop souvent une boîte noire;

  • Efficacité, car la multiplication des banques partenaires et des devises oblige encore à gérer une masse de réconciliations manuelles,

  • Certitude, car une entreprise doit savoir si ses flux arriveront à temps, au bon endroit, et sans surcoût caché.

Ces attentes expliquent pourquoi ISO 20022 a dominé les conversations.

ISOQuoi?

ISO 20022 est la nouvelle norme internationale de messagerie financière. Elle remplace les anciens formats (MT) et définit un langage commun, riche et structuré qui permet de décrire un paiement avec beaucoup plus de précision (adresse détaillée, motif, identifiant unique). Résultat : des paiements plus transparents, plus sûrs et plus faciles à relier entre systèmes.

Les grandes étapes de la migration

1. Phase de coexistence (jusqu’à fin 2025). Les anciens formats et ISO circulent en parallèle, avec des conversions entre les deux.

2. Structuration obligatoire (novembre 2026). Certaines données comme les adresses ne pourront plus être envoyées en texte libre : elles devront suivre un format standardisé.

3. Fin de l’héritage MT. À mesure que tout le monde adopte ISO, les “traductions” disparaissent, et les messages sont ISO de bout en bout.

4. Exploitation des données. Une fois généralisé, ISO permet d’aller au-delà de la conformité technique : détection plus fine de la fraude, réconciliations automatisées, transparence des frais.

5. Interopérabilité future. ISO devient le langage commun entre les paiements traditionnels, les rails instantanés, les APIs, et demain les actifs tokenisés ou les CBDC.

Pour les corporates, cette migration change tout. Un trésorier expliquait : « Avant, suivre un paiement en retard signifiait déclencher une série d’appels manuels, souvent dans l’urgence. Avec ISO 20022 et Swift GPI, nous disposons désormais d’un canal unique pour suivre et analyser nos paiements. »

Pour les banques, l’enjeu est double. D’un côté, améliorer la qualité de service client en offrant plus de transparence. De l’autre, renforcer la lutte contre la fraude et le blanchiment grâce à des signaux mieux structurés. Comme l’a résumé une représentante de Santander : « Plus de données, mieux structurées, c’est aussi plus de confiance. »

Sur le papier, ISO 20022 n’est donc pas une brique technique parmi d’autres. Sans cette norme, peu de chance d’industrialiser l’intelligence artificielle, de rendre fiable les ledger blockchain, ou de rendre les APIs trade finance réellement plug-and-play. Reste à savoir comment son intégration va se dérouler.

L’IA face à la fraude : ISO 20022 à l’épreuve du réel

La norme ISO 20022 n’est clairement pas de tout repos. Si les régulateurs hésitent encore à harmoniser leurs approches, les fraudeurs, eux, n’attendent pas. L’intelligence artificielle générative leur fournit déjà des outils pour industrialiser phishing, deepfakes et social engineering.

Alors, l’industrie essaye de répliquer avec les mêmes armes. Sur la base des données enrichies, les banques déploient des algorithmes capables de scorer une transaction en quelques millisecondes, de détecter les anomalies (nouveaux comptes recevant soudain un flux massif, incohérences dans les appareils ou OS utilisés), et d’anticiper les comportements suspects.

La clé n’est pas d’opposer règles et intelligence, mais bien de les combiner. Les règles apportent la cohérence, ISO la richesse des signaux, et l’intelligence artificielle la capacité d’analyse en temps réel. Comme le résumait un intervenant : « Les fraudeurs utilisent déjà l’IA mieux que nous. Notre réponse doit être d’exploiter pleinement nos milliards de transactions annuelles. »

Reste la question du partage d’information. En Europe, le secret bancaire et le RGPD freinent les échanges. Mais les analytics réseau, pratiquées depuis des décennies par les cartes, offrent une voie médiane. Swift a d’ailleurs lancé son programme Anomaly Marker, qui mutualise l’intelligence sans obliger à partager toutes les données.

La lutte contre la fraude devient ainsi le test grandeur nature de l’interopérabilité : si l’on parvient à bâtir la confiance sur ce terrain, alors les modèles de coopération pourront s’élargir à l’ensemble des paiements.

Interopérabilité : technique et réglementaire, les deux faces d’une même médaille

Si le Sibos Bingo intégré plus haut avait été mis à jour, le maître mot de la conférence a clairement intéropérabilité.

Derrière ce terme un peu technique (tant pour ce qu’il représente que pour le dire à haute voix), plusieurs initiatives tracent la voie. Swift a annoncé un ledger partagé, conçu pour enregistrer et valider les transactions via blockchain de Consensys, tout en restant interopérable avec les systèmes existants. Le Project Agora de la BRI explore la cohabitation entre dépôts tokenisés et monnaie banque centrale. mBridge relie la Chine, Hong Kong, la Thaïlande et les Émirats autour de corridors CBDC. Aux États-Unis, FedNow et TCH RTP montent en puissance. Et en Europe, le PSR et l’euro digital cherchent à harmoniser le marché.

Mais l’interopérabilité n’est pas qu’une affaire de technologie. Elle se joue aussi sur le terrain réglementaire. Les frictions viennent des divergences de règles de données (localisation, privacy, accès), de la supervision inégale des non-banques, ou encore de l’absence de cadre harmonisé pour les stablecoins. Et cette phrase prend tout son sens : « domestiquement déjà, la fragmentation complique les choses, et à l’international elle devient critique ».

Le coût est direct pour les utilisateurs finaux. Magali van Bulck de Wise en a donné un exemple concret : “lorsqu’une fintech peut accéder directement à un système de paiement domestique, les coûts chutent instantanément. Au Royaume-Uni, l’ouverture a permis à Wise de réduire de 20 % les frais pour ses clients et de rendre les paiements quasi instantanés. Ailleurs, là où l’accès est bloqué, les frictions persistent.”

Interopérabilité technique et convergence réglementaire sont donc les deux faces d’une même médaille. Sans elles, impossible d’offrir une expérience globale fluide et compétitive.

En filigrane, Sibos 2025 a révélé une industrie qui semble au bord d’un basculement. Comme la voix a migré vers la messagerie IP il y a 25 ans, les paiements risquent de basculer hors du giron bancaire classique si l’écosystème ne parvient pas à offrir cette fameuse expérience fluide et interopérable promis par cet effet Whatsapp.

Le combat n’oppose pas les méthodes de paiements ou les rails. Il porte bien sur la capacité à les faire fonctionner ensemble.

ISO 20022 donne la langue commune. L’IA fournit l’intelligence. Les régulateurs fixent le cadre. Les infrastructures bâtissent les rails. Si ces briques convergent, le paiement deviendra réellement invisible, instantané, fiable. Sinon, d’autres imposeront leurs standards. L’industrie semble être prévenue.

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